lundi 28 septembre 2015

Variations sur la notion d'incidence

Dans l'article Bereshit, ou les passionnantes aventures du plan projectif arguésien, nous avons formulé les axiomes du plan projectif à la manière "classique" : le  plan projectif est un ensemble d'éléments appelés "points", muni d'une famille de sous-ensembles appelés "droites", vérifiant les axiomes :

1. Toute droite comporte au moins trois points
2. Il existe trois points non compris dans une même droite
3. Si A et B sont deux points distincts, il existe une et une seule droite contenant A et B
4. Si a et b sont deux droites distinctes, il existe un et un seul point compris dans a et b

Les axiomes 1 et 2 sont des axiomes d'existence, les axiomes 3, 4 sont les axiomes d'incidence, ils définissent la structure d'incidence. Mais ce n'est pas la manière la plus profonde de les formuler ; ils cachent en effet le fait que l'on peut modifier la structure d'incidence sans modifier fondamentalement la structure du plan projectif. C'est-à-dire que, lorsque l'on introduit le théorème de Desargues et ce qui en résulte, les coordonnées homogènes, la relation d'incidence entre un point P et une droite d - qui veut dire que P "appartient" à d - est représentée par l'équation

(d).(P) = 0

où d est une matrice-ligne représentant les coordonnées de la droite d, (P) une matrice-colonne représentant les coordonnées du point P. Mais cette équation devrait en réalité s'écrire

(d)I(P) = 0

où I est la matrice identité 3 fois 3, qui représente les relations d'incidence lorsque le plan dual - formé des droites - est rapporté à un système de coordonnées couplé à celui du plan direct (ponctuel) - formé par les points - , c'est-à-dire lorsque les droites de base, dans le plan dual, sont les droites reliant les points de base O, I, J, K dans le plan direct. Nous avons implicitement supposé qu'il en allait toujours ainsi. Mais en fait, rien n'interdit de découpler les deux systèmes de coordonnées, c'est-à-dire de rapporter le plan dual à un système de droites de base o, i, j, k qui n'ont aucun lien avec les points de base O, I, J, K du plan direct. Dans ce cas, l'effet sur les relations d'incidence est qu'elles seront représentées par une matrice régulière quelconque qui n'est plus forcément la matrice identité :

(d)I'(P) = 0.

Pour tenir compte d'emblée de cette possibilité, on pourrait formuler les axiomes du plan projectif en postulant l'existence de deux familles d'objets, les points et les droites, reliés par une relation I que l'on notera I(d, P) : le point P est incident à la droite d ou vice-versa, et vérifiant les axiomes suivants :

1. Toute droite est incidente à au moins trois points
2. Il existe trois points non incidents à une même droite
3. Si A, B sont deux points distincts, il existe une et une seule droite d tels que l'on ait I(d, A) et I(d, B)
4. Si a, b sont deux droites distinctes, il existe un et une seul point P tel que I(a, P) et I(b, P)

Ensuite on introduit le théorème de Desargues, les coordonnées, et alors la relation I est représentée par une matrice d'incidence, qui sera la matrice identité si les coordonnées dans le plan dual sont couplées à celles du plan ponctuel, ce qui sera généralement le cas. Mais remarquons aussi que si f est une projectivité, la relation I' définie par

I'(d, P) ssi I(d, fP)

est une relation entre points et droites vérifiant les mêmes propriétés que I ; donc, en appliquant une projectivité aux points, on peut toujours remplacer la relation d'incidence initiale par une autre dans laquelle la matrice d'incidence sera la matrice identité, donc dans laquelle les deux systèmes de coordonnées, dual et direct, seront couplés. L'effet d'une projectivité est donc le même que celui d'une modification de la relation d'incidence. Ce que montre tout ceci, c'est que la relation "un point appartient à une droite" est très relative, le couplage points-droites est une question de point de vue.

Ensuite, quand on fait l'étude des coniques et des polarités, on s'aperçoit que les relations d'incidence elles-mêmes cachent une polarité. Les polarités sont donc inscrites dans la structure fondamentale du plan projectif arguésien, et l'on peut reformuler les axiomes d'une manière qui le fasse ressortir. Remarquons en effet tout d'abord que l'on peut très bien formuler ces axiomes sans du tout faire référence aux "droites" : on postulera qu'il existe entre les points une relation R à trois arguments qui s'écrit R(A, B, C) et se lit "les points A, B, C sont alignés", vérifiant les axiomes suivants :

1. Il existe trois points A, B, C ne vérifiant pas R(A, B, C)
2. Soient deux points A, B distincts, il existe au moins un point C tel que R(A, B, C)
3. R(A, B, C) entraîne R(C, A, B) et R(A, C, B)
4. Si A, B, C, D sont quatre points distincts, R(A, B, C) et R(A, B, D) entraînent R(A, C, D)
5. Si A, B, C, D sont quatre points distincts trois à trois non alignés, il existe un et un seul point E tel que R(A, B, E) et R(C, D, E)

Il y a plus d'axiomes, mais maintenant ils n'impliquent que des points et une relation entre points ; on peut alors définir les droites comme l'ensemble des points P vérifiant R(A, B, P) pour A, B fixés, et démontrer comme des théorèmes les relations d'incidence points-droites et tout ce qui en résulte. Mais cette façon de procéder ne fait pas encore ressortir la relativité de la notion d'incidence et la polarité cachée. Pour cela, nous allons encore introduire une modification. On définit maintenant une relation à deux arguments entre points, notée I(A, B) qui se lit "les points A et B sont conjugués", et vérifie les axiomes suivants :

[N.B. Il est probable que cette formulation implique le théorème de Desargues ; ce ne serait donc pas exactement un équivalent des axiomes d'incidence mais une axiomatique du plan projectif arguésien, mais je n'en suis pas sûr. Il faut vérifier mais je n'ai pas le temps maintenant.]

1. I(A, B) entraîne I(B, A)
2. Si A, B sont deux points distincts, il existe un seul point C tel que l'on ait à la fois I(A, C) et I(B, C)
3. Si A est un point, il existe au moins trois points B, C, D vérifiant I(A, B), I(A, C) et I(A, D)
4. Il existe au moins trois points B, C, D ne vérifiant simultanément ces relations pour aucun point A

Cela peut paraître étrange, mais oui, vous pouvez vérifier que ces relations impliquent bien les axiomes classiques, si l'on définit une droite comme l'ensemble des points conjugués à un même point A ; les axiomes 1 et 2 impliquent alors que par deux points passe une et une seule droite et que deux droites se rencontrent en un et un seul point. 
Démontrons cette dernière proposition : soient deux droites a et b, constituées respectivement des points conjugués à un point A et des points conjugués à un point B ; par 2, il existe un et un seul point C conjugué simultanément à A et B, donc appartenant à la fois aux droites a et b. On retrouve bien les axiomes classiques.
Mais de plus, nous voyons bien que la relation I ainsi définie est identique à la relation de conjugaison de deux points dans une polarité ; elle définit en fait une polarité fondamentale. L'ensemble des points conjugués à un même point A est la polaire de A, A est son pôle, on a donc défini à la fois les droites, l'incidence et les polarités, preuve que celles-ci sont incluses dans la structure fondamentale du plan projectif ! 
Comme précédemment, on introduit alors le théorème de Desargues, les coordonnées, à ce moment la relation d'incidence

(d)I(P) = 0

se lit comme "P est incident à d, polaire de D" ou "P est conjugué à D, pôle de d" dans la polarité fondamentale I, représentée par la matrice identité quand les systèmes de coordonnées sont couplés.
Une polarité quelconque I' sera définie comme une relation entre points vérifiant les axiomes 1 et 2 avec en plus la condition 

2'. trois points B, C, D sont conjugués à un même point A' sous I' ssi ils sont conjugués à un même point A sous I ; 

c'est donc un "isomorphisme de relations de conjugaison". Un tel isomorphisme définit à la fois une projectivité, qui associe au point A le point A' tel que I(A, B) et I(A, C) entraîne I'(A', B) et I'(A', C ) - la condition 2' implique l'unicité de A' et la conservation des droites - et une polarité, qui associe au point A l'ensemble des points P tels que l'on ait I'(A, P), et la condition 2' entraîne alors qu'une polarité quelconque associe à trois points alignés trois droites concourantes. Avec cette formulation, il apparaît clairement que les relations d'incidence équivalent juste à définir une polarité fondamentale, et l'on comprend pourquoi une matrice 3 fois 3 régulières définit à la fois une projectivité et une polarité ; en fait, on peut dire qu'une projectivité équivaut indifféremment à un changement de relation d'incidence ou de polarité fondamentale, ou encore à découpler les coordonnées duales et directes (tangentielles et ponctuelles). 
Avec cette formulation des axiomes du plan projectif, l'isomorphisme "canonique" entre le plan ponctuel et le plan tangentiel apparaît comme ce qu'il est, une polarité particulière à laquelle on assigne un rôle particulier, avec la possibilité d'en changer sans modifier fondamentalement la structure. Les coordonnées tangentielles d'une droite sont juste les coordonnées ponctuelles de son pôle dans la polarité fondamentale I. 
N.B. Naturellement, dans cette perspective, quand on étudie l'effet d'un changement de base projective, il faut considérer qu'un changement de base dans le plan ponctuel n'implique pas forcément le changement dual dans le plan tangentiel, puisque les deux systèmes de coordonnées ne sont plus forcément couplés, et les relations d'incidence ne sont plus forcément représentées par la matrice identité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire